Les musiciens se livrent… sans le chef
Ping Machine, c’est une formation de quinze musiciens qui fait du jazz contemporain sous la houlette du guitariste-compositeur Fred Maurin. Jeudi dernier, quelques heures avant un concert au Studio de l’Ermitage à Paris, certains membres du groupe ont répondu aux questions de Ca, c’est du jazz. Autour de la table, entre autres : Stéphan Caracci (vibraphone, percussions), Guillaume Christophel (sax baryton et clarinette basse), Marianne Clair (administratrice), Fabien Debellefontaine (sax alto, clarinette, flûte), Florent Dupuit (flûtes, sax ténor), Julien Soro (sax ténor, clarinette)…
Autour d’un verre, ils ont évoqué le répertoire, l’organisation du groupe, les difficultés du jazz contemporain, etc. Rencontre au cœur du big band, mais sans le chef… dont l’ombre a tout de même plané sur l’ensemble de la conversation.
Ca c’est du jazz. Vous allez vraiment rentrer tous les quinze, avec tous vos instruments, sur la scène du Studio de l’Ermitage ?
Guillaume Christophel.
Il faut demander au joueur de piccolo (rires) !
Florent Dupuit. On
a connu plus petit… Donc ça rentre !
CCDJ. Ce soir vous allez jouer Easy Listening. Que pouvez-vous dire de ce répertoire ?
Guillaume Christophel.
On va en effet jouer des morceaux d’Easy
Listening, mais comme c’est un programme qui fait environ une heure et
quart, on va aussi jouer un morceau qui était déjà sur un disque précédent :
Des Trucs Pareils. C’est d’ailleurs intéressant
de jouer ces deux programmes en même temps, alors qu’ils ont été composés à
quatre ans d’intervalle. A l’époque où on a créé Des Trucs Pareils, on avait l’impression que c’était quelque chose
d’assez « inaudible ». Maintenant, quand on le rejoue, cela ne nous
choque plus. J’ai l’impression que l’orchestre s’est habitué à la musique de
Fred Maurin.
CCDJ. Donc vous avez l’impression d’être allés plus loin ?
Guillaume Christophel.
Avec Fred, on va toujours plus loin.
Julien Soro. On
ira même jusqu’au bout, comme dirait Fillon !
CCDJ. En matière de technique de composition, à quoi ce répertoire
fait-il appel ?
Florent Dupuit. En
fait, c’est moi qui compose tout. Mais d’un point de vue commercial, c’est
mieux qu’on marque « Fred Maurin » (rires).
CCDJ. Tu peux donc facilement m’expliquer les techniques de
compositions…
Guillaume Christophel.
Beaucoup d’alcool. Florent ne compose qu’ivre (rires).
Florent Dupuit. Fred
parvient à récupérer des influences diverses, qui peuvent paraître paradoxales :
Gil Evans, Zappa, musique spectrale… A partir de tout cela, il crée un univers
qui lui est propre. Il parvient à le développer avec Ping Machine car c’est une
formation stable dans le temps.
CCDJ. Comment l’effectif a-t-il évolué ?
Guillaume Christophel.
Au départ, il y a douze ans, il y avait huit musiciens. Il reste trois
personnes de cette équipe initiale. Les autres sont arrivés progressivement. En
tout, une trentaine de musiciens sont passés par Ping Machine.
Julien Soro. Je
dirais qu’on a une équipe stable depuis à peu près cinq ans.
Ping Machine au Studio de l'Ermitage le 23 mars 2017. © Pégazz & L'Hélicon |
CCDJ. Quand j’écoute l’enregistrement d’Easy Listening, j’ai une impression de grands espaces,
d’étirement du temps, d’ouverture. Qu’est-ce qui peut créer cela, d’après
vous ?
Guillaume Christophel.
A mon avis, ce que tu décris est lié à la façon d’écrire et d’organiser les
instruments les uns par rapport aux autres. Fred accorde une grande importance aux
timbres. Il laisse résonner les sons, et ça crée de l’espace. Après, on nous
dit aussi souvent que c’est au contraire une musique très dense.
Florent Dupuit. Le
fait qu’on soit quinze permet de jouer sur toute une palette de timbres,
d’avoir des développements denses qui s’étendent sur une durée importante. Je
pense que chaque formation trouve un temps étalon de développement des
morceaux. Chez Fred, c’est plutôt de l’ordre du quart d’heure que de quatre
minutes.
CCDJ. Ce qui peut d’ailleurs poser des problèmes pour vendre les
morceaux à la radio par la suite…
Guillaume Christophel.
On est clairement dans l’anti-musique de consommation. On n’est même pas
programmés sur Jazz à FIP, par
exemple, alors que c’est une émission qui est en quelque sorte dédiée à nos musiques.
On est hors format.
CCDJ. Quel est alors le modèle économique qui permet de faire exister
une formation de ce type ?
Guillaume Christophel.
Il faut reconnaître qu’en France, les institutions soutiennent beaucoup la
création contemporaine dans le jazz. C’est donc la subvention publique qui nous
aide à construire nos projets.
Marianne Clair. Elle nous est même indispensable !
CCDJ. Vous aimeriez vivre sans cet apport ?
Guillaume Christophel.
Ce qu’on veut, c’est vivre de notre musique. Si on était subventionnés par
l’industrie de l’armement, il y aurait peut-être un problème. Mais que l’Etat
français participe à Ping Machine, ça ne nous pose pas de soucis particulier.
Florent Dupuit. En
principe, si les subventions sont bien faites, c’est même elles qui te donnent
une certaine indépendance musicale, qui te permettent d’essayer de nouvelles
choses.
Marianne Clair. Mais
ce qui serait encore mieux, c’est que ces prises de risque soient davantage partagées
avec les programmateurs.
Guillaume Christophel.
C’est un état de fait. Notre musique est mise en échec par un certain
système commercial, et la subvention est un moyen de contourner cette mise en
échec. On accepte ce moyen car il est intéressant.
Florent Dupuit. Et
somme toute légal (rires) !
Marianne Clair. Il
faut reconnaître que nos moyens restent ridiculement petits par rapport au
rouleau compresseur médiatique.
Guillaume Christophel.
C’est vrai qu’on aimerait bien qu’il y ait plus de salles ou de festivals
qui achètent cette musique.
CCDJ. Plus de public, en somme.
Florent Dupuit. Ce
n’est pas une question de public : on remplit les salles. Le problème
n’est pas lié aux musiciens ou aux spectateurs, mais aux diffuseurs. Les gens
qui détiennent les réseaux ou les salles sont soumis à des cahiers des charges et
ne respectent parfois pas leurs engagements, alors qu’ils sont financés pour pouvoir
prendre des risques dans leur programmation. Les musiciens se retrouvent souvent
seuls à devoir supporter la prise de risque.
Marianne Clair. On a besoin de lieux audacieux pour permettre de toucher plus de public : ces lieux existent mais malheureusement il y en a beaucoup trop peu.
CCDJ. C’est un problème spécifiquement français ?
Fabien
Debellefontaine. A l’étranger, c’est pire. Je ne rigole même pas. En
France, on a quand même la chance d’avoir l’intermittence du spectacle.
Le groupe au complet. ©Sylvain Gripoix |
CCDJ. Au-delà des problèmes de diffusion, il y a
les problèmes d’organisation. Comment fait-on pour réunir régulièrement quinze
musiciens qui ont de multiples engagements ?
Florent Dupuit. Le secret, c’est de
vivre à notre époque (rires). Il y a Doodle...
Marianne Clair. En
réalité, c’est extrêmement compliqué de réunir tout le monde, même pour les
concerts. Alors pour les répétitions, n’en parlons pas.
Stéphan Caracci. En fait, ça n’arrive
jamais que nous soyons au complet, ou presque.
Julien Soro. Là,
par exemple, on a deux remplaçants pour le concert de ce soir.
Guillaume Christophel.
Pour les concerts, c’est tout de même exceptionnel. D’habitude, tout le
monde est là. Parfois il y a un remplaçant. Mais on n’arrive pas à faire deux
répètes par mois, comme on aimerait le faire.
Marianne Clair. Ce
qu’il faut savoir, c’est que les répètes se planifient de six mois à un an à
l’avance. Là, on est sur le Doodle des répètes de septembre à janvier.
CCDJ. Du coup, puisque vous parlez du futur, quels sont les prochains
projets ?
Guillaume Christophel.
Déjà, gagner les Grammy Awards dans la catégorie hip-hop américain.
Julien Soro. Et
puis faire la première partie de Beyonce, aussi.
Marianne Clair. En
fait, en septembre, on va faire une résidence de création lumière autour d'Ubik (disque sorti en 2016 en même temps qu’Easy Listening, ndlr) avec un
plasticien qui est aussi vidéaste et scénographe. On va passer une semaine au
Plan, à Ris-Orangis. L’idée est de monter une création lumière
pluridisciplinaire, avec une date en octobre. Mais pour ce qui est de l’écriture,
on a déjà avec Easy Listening et Ubik deux
heures de répertoire assez récent, donc on n’est pas immédiatement dans une
perspective de nouvelles compositions.
Guillaume Christophel.
Ubik et Easy Listening, c’est une musique qu’on n’a pas encore assez jouée,
qu’on peut pousser plus loin.
Florent Dupuit. Et
pour Fred, une composition d’un quart d’heure ou vingt minutes, c’est quand
même pas mal de mois de travail. Ça ne se compte pas en semaines.
CCDJ. A quel horizon est-ce que vous vous projetez ?
Florent Dupuit. Ping
Machine est éternel !
Guillaume Christophel.
On est tous partants pour continuer à creuser le sillon. Ce dont on a
besoin, c’est de jouer plus, de faire vivre cette musique, et de laisser à Fred
le temps d’écrire, parce que c’est le seul compositeur de Ping Machine.
CCDJ. Ce n’est donc pas du tout un groupe démocratique.
Marianne Clair. La
démocratie n’implique pas qu’il n’y ait pas de direction. Si le groupe n’est
pas d’accord pour jouer quelque chose, Fred n’impose rien. Mais les musiciens
lui font confiance pour prendre certaines décisions.
Guillaume Christophel.
On joue la musique de Fred, mais cela ne veut pas dire qu’on lui a toujours fait des retours doux. Parfois, il
nous fait jouer quelque chose, il voit nos tronches, et il se rend compte qu’il
y a une incompréhension, ou alors qu’on n’aime pas, ou alors que c’est trop
dur… Bref, qu’il faut réaménager.
Florent Dupuit. Et
puis dans un projet musical, la question de la démocratie ou de la liberté ne
se pose pas de cette manière. A un moment, Fred a voulu que d’autres personnes
composent pour le groupe. On est très vite allés le voir pour lui dire que ça ne
pouvait pas marcher comme ça, que c’était à lui de le faire. C’est son groupe,
ce qui ne veut pas dire que c’est la dictature !
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